Cadre fédéral des cimetières

La question des cimetières était régie par l’article 53 al. 2 de la Constitution de 1874 qui dit:

Le droit de disposer des lieux de sépulture appartient à l’autorité civile. Elle doit pourvoir à ce que toute personne décédée puisse être enterrée décemment.

Cet article a été omis par la nouvelle Constitution entrée en vigueur le 1er janvier 2000. Il reste néanmoins à la base du système actuellement en vigueur en Suisse. Il est complété par des lois et des ordonnan­ces cantonales et communales.

Cet article avait pour but de renforcer le pouvoir de l’État face aux décisions du Vatican et de séparer les compétences de l’État de celles de l’Église. D’autres mesures allant dans le même sens ont été prises. Ainsi l’état civil et la tenue des registres qui s’y rappor­tent (article 53 al. 1), le mariage (article 54) et le pouvoir judiciaire (article 58 al. 2) ont été enlevés des mains des autorités religieuses pour être remis aux autorités civiles. Mais ceci n’allait pas de soi. En 1870, des catholiques avaient réclamé que chaque confession ait le droit d’avoir son propre cimetière et qu’elle ne soit pas obli­gée d’avoir dans ce cimetière un décédé d’une autre confession. Au Conseil national, on était d’avis qu’il fallait aussi bien séculariser le mariage que le cimetière: “Tout comme l’être humain entre dans le monde sans confession, il doit aussi pouvoir en sortir sans couleurs ecclésiastiques”. On estimait que comme on avait le droit de contracter mariage partout en Suisse, la logique veut qu’on puisse y être enterré partout où on meurt. Il fallait donc priver l’Église de son autorité sur les cimetières comme sur le mariage.

Certes, il n’était pas dans l’intention du Conseil fédéral d’empêcher les cérémonies religieuses, mais il tenait à ce que tous, y compris les suicidés et les non-baptisés, puissent être enterrés décemment, indépendamment de leur religion. On part de l’idée que le corps humain, même mort, mérite le respect et que le refus d’un enterre­ment décent aurait pour tout être humain, mais en particulier pour les proches du défunt, quelque chose de blessant. Mais au-delà des considérations humanistes, il y a le souci de sauvegarder la paix confessionnelle. Le Conseil fédéral veillait sur le respect de cette décence par les cantons. Aussi, il demanda le 4 janvier 1875 aux autorités cantonales de lui faire savoir “de quelle manière et jusqu’à quelle époque ils pourront mettre un terme à un état de choses in­compatibles avec les prescriptions fédérales”.

Dans un cas, un catholique romain suicidé a été enterré en 1894 dans un cimetière à Stans où sont enterrés des protestants au lieu d’être enterré à la ligne dans le cimetière catholique. Ceci a été jugé par le Conseil fédéral comme contraire à l’article 52 al. 3. Les pro­testants ont protesté contre cette pratique. Dans cette affaire, le Conseil fédéral a demandé d’exhumer le corps de jour et au son ha­bituel des cloches et de l’inhumer de nouveau, à la file des tombes dans la partie du cimetière de Stans destinée aux catholiques.

Dans une autre affaire concernant Almagell en Valais, un enfant mort-né a été enterré en dehors du cimetière, sous un chemin. Après intervention du Conseil fédéral, le Conseil d’État valaisan a fait prolonger la fosse d’un mètre dans la direction du cimetière.

Si le Conseil fédéral n’a pas exclu la présence de cimetières privés à caractère confessionnel, cimetières que les cantons pouvaient ac­cepter ou refuser de créer, il n’avait pas moins le souhait de parve­nir progressivement à une unification des cimetières, sans barrière religieuse. Une telle unification existait d’ailleurs dans certains cantons. Ainsi dans le canton majoritairement catholique de Lu­cerne une ordonnance de 1855 disait: “L’inhumation des protes­tants habitant le Canton de Lucerne aura lieu à l’avenir, à moins qu’il n’existe déjà un autre usage d’accord avec les protestants eux-mêmes, dans le cimetière de la cure, dans la même ligne que les catholiques”. Les parents protestants peuvent faire venir un pasteur pour remplir les fonctions du culte dans ce cimetière. On a donc ouvert le cimetière catholique aux non-catholiques. Le Conseil fé­déral écrivait en 1886 au Conseil d’État du canton du Tessin à pro­pos de l’inhumation d’un jeune protestant dans la partie catholique du cimetière de Biasca qui fut l’objet de réclamations de diverses espèces:

Il ressort des renseignements recueillis que la division du cimetière de Biasca en deux parties, selon les confessions, devient de plus en plus une source de discorde et de mécontentement. Les oppositions et l’agitation cesseraient bientôt s’il était établi par une prescription réglementaire que la municipalité n’a qu’un cimetière pour toutes les confessions. Et il est hors de doute qu’un cimetière commun, sans distinction de confessions, est le système le plus conforme à l’égalité des citoyens et le meilleur de tous pour tempérer les contrastes religieux dans la vie. Il est mis en pratique sans difficultés dans nombre de localités catholiques et mixtes de la Suisse.

Cette volonté d’unifier les cimetières est présente dans les tentati­ves de faire une loi fédérale à laquelle le Conseil fédéral renonça pour éviter de froisser la population, lui préférant des interventions ponctuelles, tout en comptant sur le facteur temps. Un Arrêt fédé­ral a décidé le 16 juin 1875 qu’ “il n’y pas lieu, pour le moment, d’élaborer une loi fédérale sur les inhumations” et que le Conseil fédéral devait “surveiller l’observation de l’article 53 al. 2”. Un projet de loi a été préparé en 1880 visant à unifier les cimetières. Ce projet se trouve aux archives fédérales en allemand seulement, sous forme manuscrite presque illisible. Nous donnons ici la traduction intégrale:

Projet d’une loi fédérale du 24 mai 1880 concernant la sépulture en exécution de l’article 53 de la Constitution fédérale

Article 1 – L’organisation et la surveillance de la sépulture sont exclusivement de la compétence des communes politiques.

Article 2 – L’enterrement de tous les corps décédés ou trouvés dans le territoire communal aura lieu à la file dans les cim

etières publics de la commune ou du quartier communal. Des exceptions ne peuvent être autorisées qu’à l’égard des lieux de sépulture familiaux et des fondations.

Article 3 – Dans les communes connaissant l’usage de sonner les cloches aux ensevelissements, l’autorité communale le prescrira pour tous d’une manière égale et elle est donc autorisée de disposer des cloches des églises à cette fin.

Article 4 – Les confessions ont la faculté de procéder aux célébrations reli­gieuses selon leurs coutumes dans les cimetières dans les limites de l’ordre public.

Article 5 – Là où des lieux de sépulture confessionnels existent actuellement, la séparation confessionnelle peut être maintenue pendant encore dix ans à partir de l’entrée en vigueur de la présente loi; dans tous les autres enterre­ments, les lieux de sépulture confessionnels sont soumis aux principes conte­nus dans les articles précédents, ainsi qu’aux prescriptions des autorités locales et communales.

Article 6 – Lors de la création de nouveaux cimetières la séparation confes­sionnelle disparaîtra.

Article 7 – Les dispositions ultérieures concernant la sépulture, en particulier la réglementation de la propriété, ainsi que des obligations de construction et d’entretien des lieux de sépulture, sont réservées aux cantons.

Article 8 – Les cantons soumettront au Conseil fédéral les lois et les ordon­nances devenues caduques pour qu’il puisse en prendre connaissance.

Article 9 – Les dispositions des lois et des ordonnances cantonales qui contre­viennent à la présente loi sont à abroger.

Article 10 – Le Conseil fédéral est chargé conformément aux dispositions de la loi fédérale du 17 juin 1874 concernant les votations populaires sur les lois et les arrêtés fédéraux, de publier la présente loi et de fixer la date de son entrée en vigueur.

Comme justification de ce projet, on lit dans le rapport du Conseil fédéral de 1881:

Eu égard aux cas d’intolérance qui se sont fréquemment produits, ces derniers temps, dans quelques cantons par le refus de sépulture pour les décédés d’au­tres croyances, il a surgi, dans le sein de notre Conseil, une motion ayant pour but l’élaboration d’une loi fédérale en matière de sépulture.

Mais ce projet a été classé, ce que nous regrettons beaucoup vu les problèmes des cimetières confessionnels qui font surface ces der­nières années, notamment en raison des revendications de la com­munauté musulmane. Les autorités politiques semblent aujourd’hui perdre de vue l’esprit de la disposition constitutionnelle de 1874 et manquer de courage face à ces problèmes pour des considérations partisanes. Nous y reviendrons plus loin.

Si on passe en revue les différents cas traités par le Conseil fédéral et l’évolution des cimetières en Suisse, on constate que la commu­nauté chrétienne, notamment catholique, a fait les frais de la dispo­sition constitutionnelle. Même lorsque les cimetières restaient la propriété des paroisses catholiques, celles-ci devaient désormais accepter des décédés que le droit canon exclut comme les suicidés, les enfants non baptisés, les protestants, les orthodoxes, les juifs, les musulmans, les athées, etc. Bien plus, les cloches des églises catholiques devaient sonner pour ces morts partout où l’usage can­tonal ou local est de les sonner aux ensevelissements. La seule concession faite aux curés catholiques est de pouvoir refuser d’offi­cier. On ne peut d’ailleurs que se féliciter de cette évolution en souhaitant qu’elle puisse se poursuivre, dans le respect de la dignité humaine et de l’égalité des citoyens.

Face aux chrétiens perdants, notamment les catholiques, il y a la communauté juive qui disposait avant 1874 de quelques cimetières en Suisse qu’elle a pu garder.

À Genève, il y avait au 19ème siècle des cimetières pour les protestants et pour les catholiques et un cimetière pour les juifs à Carouge qui date de la période sarde. À la suite de la Constitution de 1874, Genève a adopté une loi en 1876 qui considère que les “cimetières sont des propriétés commu­nales” (article 1 al. 1) et prévoit que “les inhumations doivent avoir lieu dans des fosses établies à la suite les unes des autres, dans un ordre régulier et déterminé d’avance, sans aucune distinction de culte ou autre” (article 8 al. 1). En ce qui concerne le cimetière juif, le Grand Conseil a décidé qu’on allait attendre qu’il soit saturé et que, quand il le serait, les juifs feraient comme tout le monde. Les députés relevaient alors “qu’à l’époque où nous vivons il n’est pas possible d’établir des distinctions entre les différents cultes, à propos d’inhumations. C’est en perpétuant ces distinctions, cette inégalité, que l’on perpétuera l’antagonisme entre les citoyens d’une même patrie. C’est au contraire en faisant tomber ces préjugés d’un autre âge que l’on amènera le règne de la vraie tolérance et de la paix dans notre pays, c’est un progrès de la République”. Dans les années 1916-1920, un débat assez vif eut lieu entre la communauté israélite, les autorités communales de Carouge et le Conseil d’État à propos de l’agrandissement du cimetière juif. Devant le manque de collaboration des administrations, la commu­nauté israélite décida alors de construire un cimetière sur le territoire fran­çais, à Veyrier-Etremblières, dont l’en

trée se trouve sur le territoire suisse et les tombes sur le territoire français. Elle préféra exporter ses morts pour ne pas les enterrer auprès des non-juifs!

Ainsi, si on excepte certains refus de la part de certaines communes à accorder un cimetière ou un carré réservé exclusivement aux juifs, on peut dire que ces derniers ont une position privilégiée par rapport aux catholiques ou aux protestants, d’autant plus que les tombes juives dans les cimetières juifs sont à perpétuité. À notre connaissance aucun cimetière juif n’est devenu un cimetière com­mun. Les non-juifs ne peuvent pas s’y faire enterrer alors que des juifs peuvent se faire enterrer dans des cimetières qui relevaient ja­dis des paroisses catholiques ou protestantes.

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