Tensions à l’intérieur de la communauté musulmane

Dans un précédent billet, nous avons vu les tensions qui existent entre les régimes des pays musulmans et leurs citoyens musulmans. Pour compléter le tableau, il faut aussi voir les tensions entre les différents groupes musulmans. Il ne se passe en effet pas un jour sans qu’on entende des conflits entre chiites et sunnites, en Irak, en Iran, au Pakistan et ailleurs.

Ces conflits ne datent pas d’aujourd’hui, mais du premier siècle de l’islam. Après la mort de Mahomet en 632, la faction quraychite, sous la houlette d’Umar, imposa son candidat dans la personne du vieux Abu-Bakr, père d’Ayshah, la femme favorite de Mahomet, écartant de la sorte Ali, cousin et gendre de Mahomet et mari de sa fille Fatimah issue de sa première femme Khadijah. Abu-Bakr est décédé de mort naturelle en 634. Umar lui succéda et fut assassiné en 644. Uthman, son successeur, le fut aussi en 656. Nommé calife, Ali devait faire face à des guerres déclenchées par son rival Mu’awiyah (d. 680), gouverneur de Syrie, fondateur de la dynastie omeyyade. Ali fut assassiné en 661.

La déception éprouvée par Ali lors de sa première éviction et les revendications de ses descendants sont à l’origine des conflits sanglants entre les sunnites (ceux qui suivent la tradition orthodoxe de Mahomet), et les chi’ites (les partisans d’Ali). L’ambition et la multiplicité des descendants d’Ali divisèrent les chi’ites en une multitude de sectes. On en a compté 70 environ; l’historien Maqrizi (d. 1442) parle de 300.

Le conflit entre les sunnites et les chi’ites a généré un troisième groupe appelé les Kharijites, les sortants. Ce groupe refusait l’arbitrage visant à mettre fin au combat entre Ali et Mu’awiyah. Il forme à cet égard une branche opposée tant aux sunnites qu’aux chi’ites. Partagé entre différents courants, il n’en reste que les ibadites, aujourd’hui au pouvoir à Oman.

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I. Les Écoles sunnites

La majorité des musulmans appartiennent à l’une des quatre écoles sunnites qui portent les noms de leur chef de file. Mais certains peuvent aussi adhérer à deux écoles différentes: une en ce qui concerne les aspects juridiques décidés par le régime en place, et l’autre en ce qui concerne les aspects cultuels laissés au choix personnel.

L’École hanafite

Cette école porte le nom d’Abu-Hanifah (d. 767), d’origine persane. Elle a pris naissance à Kufa, en Irak. Abu-Hanifah était un commerçant de soie qui a consacré la plupart de son temps à la quête du savoir auprès des savants de son époque avant d’avoir ses propres disciples qu’il faisait bénéficier autant de son savoir que de ses biens, se chargeant de leurs besoins matériels. Il a refusé d’occuper des fonctions officielles par peur de ne pas être cohérent avec ses principes, ce qui lui a valu la persécution et la mort.

L’école d’Abu-Hanifah était l’école officielle de l’État abbasside et de l’Empire ottoman. Environ la moitié des musulmans la suivent. Elle est répandue en Irak, en Syrie, au Liban, en Jordanie, en Palestine, en Égypte, en Turquie, en Albanie, parmi les musulmans des Balkans et du Caucase, en Afghanistan, au Bengladesh et parmi les musulmans d’Inde et de Chine.

L’École malikite

Cette école porte le nom de Malik Ibn-Anas (d. 795), né d’une famille arabe yéménite. Malik a passé sa jeunesse en compagnie des savants de Médine à la recherche des récits de Mahomet et des opinions de ses compagnons et des suivants. Ensuite, il s’est adonné à l’enseignement dans la Mosquée du Prophète à Médine ainsi que dans sa propre maison. Il a subi la persécution pour des raisons qu’on ne connaît pas avec certitude.

L’école de Malik est majoritaire dans les pays suivants: Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Mauritanie, Nigeria et autres pays de l’Afrique noire. Elle a aussi des adeptes en Égypte, au Soudan, au Bahrain, au Kuwait, au Qatar, aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite. C’est la deuxième école en nombre d’adeptes. Elle était l’école suivie en Andalousie. Parmi les juristes de cette école on cite notamment: Ibn-Rushd, juge de Cordoue (d. 1126), et son petit-fils le fameux philosophe Ibn-Rushd, connu en Occident sous le nom d’Averroès (d. 1198).

L’École shafi’ite

Le fondateur de cette école est Muhammad Idris Al-Shafi’i (d. 820), né à Gaza, de la tribu de Quraysh à laquelle appartient le Prophète Mahomet. Après la mort de son père, sa mère, d’origine yéménite, l’a amené à la Mecque. Il a suivi les cours de Malik à Médine pendant neuf ans. Nommé fonctionnaire à Najran, il a été persécuté par son gouverneur et ne fut libéré que grâce à Al-Shaybani (d. 805). Il a suivi les cours de ce dernier pendant environ deux ans avant de revenir enseigner à la Mecque et, par la suite, à Bagdad, qu’il quitta pour le Caire où il est mort.

Cette école a des adeptes en Égypte, en Jordanie, au Liban, en Syrie, en Irak, en Arabie, au Pakistan, au Bangladesh, en Inde, en Malaisie, en Indonésie et dans certaines régions de l’Asie centrale.

L’École hanbalite

Cette école, connue généralement comme étant la plus conservatrice parmi les écoles sunnites, porte le nom d’Ahmad Ibn-Hanbal (d. 855), né à Bagdad d’une famille arabe. Il s’est surtout intéressé à rassembler les récits de Mahomet, entreprenant de nombreux voyages. Il a suivi les cours d’Abu-Yusuf, disciple d’Abu-Hanifah, et d’Al-Shafi’i, avant d’avoir ses propres disciples.

Cette école n’est pas très répandue et se limite aujourd’hui presque exclusivement à l’Arabie saoudite où elle constitue l’école officielle de la dynastie wahhabite qui y règne. C’est l’école la plus intégriste.

II. Les Écoles chi’ites

Les chi’ites se sont divisés en différents groupes, chacun suivant sa propre école juridique. Nous ne parlerons ici que des écoles ja’farite, zaydite, isma’ilite et druze.

L’École ja’farite

La plupart des chi’ites appartiennent à l’école ja’farite, du nom de leur sixième imam Ja’far Al-Sadiq (d. 765). On les appelle aussi les imamites ou les duodécimains, parce qu’ils reconnaissent douze imams.

Selon cette école, le pouvoir suprême de l’État musulman revient seulement à Ali (d. 661) et à ses descendants directs issus de Fatimah, sur désignation de Mahomet. Ils estiment que l’imam (terme qu’ils utilisent au lieu de calife) bénéficie aussi bien de l’infaillibilité que de l’impeccabilité, qualités réservées par les sunnites aux seuls prophètes. Onze des douze imams des chi’ites imamites ont péri de mort violente, et le douzième (Muhammad Al-Askari, né en 873) aurait disparu mystérieusement, dans un souterrain (sirdab) à Samirra (en Irak), quand il avait cinq ans, sans laisser de descendants. Ses adeptes croient qu’il est caché et prient pour sa rapide parousie afin d’accomplir la mission que la tradition musulmane assigne au Mahdi (le guidé): “Remplir d’équité la terre envahie par l’iniquité”. L’article 5 de la Constitution iranienne fait référence à ce retour. Une des spécificités de cette école est le mariage temporaire.

Les chi’ites ja’farites forment la majorité en Iran et en Irak. On en trouve dans différents pays du Golfe, en Arabie saoudite, en Syrie, au Liban, en Inde et au Pakistan.

L’École zaydite

Elle porte le nom de Zayd Ibn-Ali (d. 740), le cinquième imam prétendant au pouvoir dans la lignée d’Ali selon ses adeptes. Pour cette école, le pouvoir politique n’est pas nécessairement héréditaire, même s’il est préférable qu’il soit confié à la lignée d’Ali. Mahomet n’aurait pas désigné ce dernier par le nom, mais par la qualité, en tant que le meilleur des compagnons. Ceci permet d’avoir un autre chef d’État qu’Ali ou de sa lignée si tel est l’intérêt des musulmans. Les imams ne sont pas infaillibles. À part Mahomet, seules quatre personnes bénéficient de l’infaillibilité: Ali, Fatimah et leurs deux fils Al-Hasan et Al-Husayn. Les Zaydites n’admettent pas le concept de l’imam caché et, par conséquent, ils ne croient pas à la parousie de l’imam. L’école zaydite est l’école officielle du Yémen

L’École isma’ilite

Certains isma’ilites attribuent leur origine à Isma’il (Ismaël), fils d’Abraham, voire au début de la création. Mais ce groupe est issu en fait d’un schisme au sein des chi’ites.

Les isma’ilites sont connus pour leur interprétation ésotérique du Coran. Ils ont une idéologie proche du néo-platonisme.

On distingue aujourd’hui entre les isma’ilites de l’Est, au Pakistan et en Inde où on les appelle les Bahara, avec des adeptes en Iran et Centre Asie; et les isma’ilites de l’Ouest, au sud de l’Arabie et dans les pays arabes du Golfe, en Afrique du Nord, en Tanzanie et en Syrie. Ils se rattachent à l’imam actuel Karim Agha Khan, le 49e dans la lignée d’Ali et de Fatimah et disposent d’une constitution, promulguée le 11 juillet 1990, qui reconnaît à l’Imam un droit absolu sur toute affaire religieuse ou communautaire concernant les isma’ilites.

L’École druze

Les druzes, appelés muwahhidun (les unitaires) ou Banu Ma’ruf, portent le nom de Muhammad Ibn-Isma’il Al-Darazi qui prétendait l’incarnation de Dieu dans le sixième Calife fatimite d’Égypte auto-nommé Al-Hakim Bi-amr-Allah (le gouverneur par l’ordre d’Allah). Ce calife a régné de 996 à 1021.

Les druzes ont leurs propres sources sacrées, notamment Rasa’il al-hikmah (Épîtres de la sagesse, dont seules 111 sont connues). Cet ouvrage est commenté par Abd-Allah Al-Tanukhi (d. 1479), considéré comme le plus grand savant druze. Les druzes ne font pas de prosélytisme et sont connus pour leur doctrine de la dissimulation. Ils ne transmettent leurs livres sacrés que sous forme manuscrite et seulement parmi les initiés. Ils comptent environ un million d’adeptes répartis principalement en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Israël où ils ont leurs propres tribunaux et leurs propres lois en matière de statut personnel. Ils comptent aussi environ 20’000 aux États-Unis. Dans les pays arabo-musulmans, ils insistent sur leur appartenance musulmane, mais hors de ces pays, ils considèrent leur religion comme indépendante de l’islam. Leur principe de vie: “Être toujours du côté des vainqueurs”.

Chefs religieux druzes: “Ni pour, ni contre, bien au contraire”

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III. L’École ibadite

Les Ibadites, une branche séparée des sunnites et des chi’ites, portent le nom de Abd-Allah Ibn-Ibad (d. 705). Ils sont généralement considérés comme une branche modérée des kharijites (les sortants). Mais eux-mêmes refusent une telle appartenance. Ils se rattachent à l’imam Jabir Ibn-Zayd (d. v. 712) dont ils avaient caché le nom pour lui éviter les persécutions. À ce titre, l’école ibadite peut être considérée comme la plus vieille école juridique musulmane. Malgré cela, l’Imam Malik (d. 795) estimait que les Ibadites devaient être invités à se repentir et, en cas de refus, être mis à mort. Aujourd’hui, les sunnites sont plus conciliants à leur égard.

Les Ibadites sont majoritaires à Oman, et on en trouve au Yémen, en Libye, en Tunisie, en Algérie et dans l’île de Zanzibar (rattachée à la Tanzanie). Parmi ses juristes on cite notamment: Diya-al-Din Abd-al-Aziz (d. 1223) et Muhammad Ibn-Yusuf Itfish (d. 1914). Plusieurs de leurs ouvrages juridiques, même modernes, sont rédigés en poésie.

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