Entretien avec une journaliste à propos de l’Algérie: La création d’une nouvelle constitution a plus d’importance que le changement de Président

Je me permets de vous donner ici la version provisoire d’un entretien que j’ai eu avec une journaliste algérienne à propos de la situation dans son pays.

Question: Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs?

Réponse

Sami Aldeeb, Chrétien d’origine palestinienne. Citoyen suisse. Docteur en droit. Habilité à diriger des recherches (HDR). Professeur des universités (CNU-France). Responsable du droit arabe et musulman à l’Institut suisse de droit comparé (1980-2009). Professeur invité dans différentes universités en France, en Italie et en Suisse. Directeur du Centre de droit arabe et musulman. Auteur de nombreux ouvrages, d’une traduction françaiseitalienne et anglaise du Coran, et d’une édition arabe annotée du Coran. Traducteur de la Constitution suisse en arabe pour la Confédération suisse.

Question: Vous avez dit que vous êtes disposé à participer à la rédaction d’une nouvelle Constitution algérienne. Qu’est-ce qui vous motive?

Réponse

J’ai toujours eu à cœur l’Algérie. Lorsque l’Algérie est devenue indépendante en 1962, mon père, simple paysan palestinien, m’a rendu visite au Séminaire latin de Beit Jala, où j’étudiais pour devenir prêtre. J’avais 13 ans. Le Séminaire était alors dirigé par des prêtres, venus pour la plupart de France. Mon père, le simple paysan palestinien qui n’a jamais quitté la Palestine et ne sait pas où se trouve l’Algérie sur la carte, me dit: “Mon fils, dis aux prêtres français que nous les avons battus”. Il était fier de l’indépendance de l’Algérie, comme s’il était un Algérien.

La parole de mon père, le simple paysan palestinien, est restée ancrée dans ma mémoire. Et naturellement, j’ai vécu ce que les Algériens appellent la décennie noire avec une grande tristesse. L’Algérie était quotidiennement présente dans ma pensée. Je suivais ses nouvelles avec appréhension, les larmes aux yeux. Et ce qui se passe en Algérie ne me laisse pas indifférent. J’ai publié à cet effet deux vidéos sur ma chaîne. La première, en français et en arabe est intitulée: “A mes frères algériens: le croyant ne se laisse pas mordre deux fois d’un trou de serpent”, et la deuxième, en arabe, est intitulée: “Il y a un complot contre l’Algérie“. Je ne voudrais pas voir l’Algérie sombrer dans la tragédie de la décennie noire.

Lorsque j’ai entendu le Président Bouteflika annoncer une nouvelle constitution, je me suis senti obligé moralement d’offrir mes services. C’est un devoir moral à l’égard d’un pays dont mon père était fier. J’estime que j’ai les compétences nécessaires pour le faire puisque je suis un expert en droit arabe et musulman, j’ai fait mes études de droit en Suisse et j’ai déjà commenté le projet de constitution palestinienne. Une telle constitution doit être le fondement pour une Algérie, libre, démocratique et laïque.

Question: Est-ce que les responsables algériens vont accepter cela?

Réponse

Cela ne dépend pas de moi, mais de ces responsables. Qu’ils sachent cependant que je suis à leur disposition, gratuitement.

Question: Quels sont les points que vous allez proposer?

Réponse

Cette question est essentielle. Car, même si les responsables algériens ne feraient pas recours à mes compétences, en me donnant la parole dans votre interview, je peux leur signaler les points essentiels qu’ils doivent modifier, voire ajouter dans la nouvelle constitution, afin de garantir une Algérie libre, démocratique et laïque. Ces points sont notamment en rapport avec la religion musulmane.

L’islam figure en tant que tel dans l’actuelle constitution: 3 fois dans le préambule, ainsi que dans les articles 2, 90 et 212. Il est aussi fait mention de la morale islamique à l’article 10, et du Haut conseil islamique aux articles 195 et 196. L’article 87 exige la confession musulmane pour être éligible à la Présidence de la République. Le plus important est l’article 2 qui stipule que “L’islam est la religion de l’État”. L’article 212 précise que “Toute révision constitutionnelle ne peut porter atteinte … à l’islam, en tant que religion de l’État”.

La mention de l’islam en tant que religion de l’État est problématique. Les piliers de l’islam sont cinq: l’attestation de la fois, la prière, le jeûne, la zakat et le pèlerinage. Or, l’État ne remplit aucun de ces piliers qui prescrivent des devoirs à l’encontre des individus. L’État est un organisme administratif qui doit veiller à la bonne marche de la société. Il ne peut avoir de religion. Et comme le dit l’expression: la religion appartient à Dieu, et la partie à tous.  الدين لله والوطن للجميع

Déclarer l’islam comme religion de l’État signifie que seuls les musulmans sont considérés comme citoyens à part entière. Or, l’État doit veiller au bien de tous ses citoyens.

D’autre part, l’islam comporte des normes qui vont à l’encontre de principes prescrits dans la constitution, y compris dans l’article 212 qui interdit de porter atteinte “aux libertés fondamentales, aux droits de l’Homme et du Citoyen”, sans oublier le principe de l’égalité figurant notamment à l’article 34 qui stipule: “Les institutions ont pour finalité d’assurer l’égalité en droits et devoirs de tous les citoyens et citoyennes …” et l’article 158: “La justice est fondée sur les principes de légalité et d’égalité …”.

On ne peut faire de l’islam la religion de l’État, et en même temps prétendre garantir le principe de l’égalité entre les citoyens et la liberté de conscience.  Il s’agit là d’une contradiction inconciliable. On sait très bien que l’islam comporte des dispositions qui vont à l’encontre du principe de l’égalité, notamment sur la base du sexe et de la religion, comme on a pu le constater clairement dans le débat qui a eu lieu en Tunisie en rapport avec l’égalité de l’homme et de la femme en matière successorale, et le mariage d’une musulmane avec un non-musulman. Il faut y ajouter les restrictions religieuses en matière de liberté individuelle, comme la liberté de changer de religion (prévue par l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme). À signaler ici que le code pénal arabe unifié ratifié par tous les ministres arabes de la justice, précisément à Alger en 1996, et qui figure sur le site de la Ligue arabe, prévoit la peine de mort contre les apostats. Ajoutons à cela le droit de jeûner ou de ne pas jeûner pendant le mois de Ramadan, ce qui pose annuellement des problèmes en Algérie. Ces normes vont à l’encontre de l’article 42 qui affirme “La liberté de conscience et la liberté d’opinion sont inviolables).

Il faut donc supprimer toute mention de l’islam de la constitution, et revoir le serment de l’article 90 que le Président de la République doit prêter et qui dit: “«Fidèle au sacrifice suprême et à la mémoire sacrée de nos martyrs ainsi qu’aux idéaux de la Révolution de Novembre éternelle, je jure par Dieu Tout Puissant de respecter et de glorifier la religion islamique”. Ceci ne peut être la fonction d’un Président d’un État qui se veut démocratique et respectueux des droits de l’homme, et moins encore d’un État laïque. D’autre part, il faut revoir le code de statut personnel en matière d’égalité entre l’homme et la femme, et entre musulmans et non-musulmans. J’estime que la nouvelle constitution, en lieu et place de l’actuel article 42 doit reprendre le libellé de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui stipule:

“Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites”.

Question: Pensez-vous que la société algérienne est prête pour vivre et accepter un État laïque ?

Réponse

L’unique salut qu’a l’Algérie est dans l’option de l’État laïque. C’est le principe qu’a adopté la Suisse dans sa constitution de 1874, sachant que sans la séparation entre l’État et la religion, les autorités ne pouvaient garantir la paix interne, précondition de toute prospérité économique. Il faut garantir le principe de l’égalité entre les citoyens, quelle que soit leur religion. Rappelons ici que la première fois qu’on a parlé de guerres de religion en Europe, c’était à propos des conflits entre catholiques et protestants en Suisse. J’estime que l’Algérie, après la décennie noire, peut et doit construire une société moderne, libre, démocratique et laïque. Et dans tous les cas, tôt ou tard, la séparation entre l’État et la religion se posera à l’Algérie, comme à tous les pays qui se disent arabes et musulmans. Pourquoi donc remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui?

Question: Que pensez-vous des mouvements de protestation en Algérie?

Réponse

Je suis contre les révolutions de rue, qui ont toutes conduit à une impasse, et je suis pour les révolutions des esprits. Toutes les révolutions de rue ont été exploitées par les islamistes qui ont détruit les pays. La décennie noire en Algérie n’est-elle pas suffisante? Enlève un chef et met un autre chef à sa place, tant que les gens ne changent pas, les idiots resteront des idiots. Nous voulons changer les têtes et non pas changer les chefs.

Certains vous diront que la révolution de rue en Algérie est une révolution pacifique. Mais il ne faut pas oublier que dans l’histoire, aucune révolution pacifique n’a continué pacifiquement. Elle commence à chauffer les esprits et se termine par des massacres et des destructions. Le croyant ne doit pas se laisser mordre deux fois du trou d’un serpent.

Certains vous diront: n’êtes-vous pas démocrate? Si le peuple choisit les Frères musulmans, pourquoi rejetez-vous sa décision? La réponse est très simple. La démocratie n’a pas de sens si elle n’est pas accompagnée du principe d’égalité entre les gens. L’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule: “Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits”. Ce principe est rejeté par toutes les religions parce qu’elles font la distinction entre le croyant et le non-croyant. La religion doit donc être séparée de l’État, et les partis religieux interdits. La démocratie pour ces partis est un moyen de parvenir au pouvoir … sans adhérer au principe d’égalité qu’ils ne peuvent pas reconnaître.

Question: Que pensez-vous de la décision du Président Bouteflika de renoncer au cinquième mandat et de remettre les votations jusqu’à la création d’une nouvelle constitution avant la fin de cette année?

Réponse:

Pour moi la création d’une nouvelle constitution a plus d’importance que le changement de Président. Une nouvelle constitution établira une base nouvelle pour la société algérienne. Celui qui construit une maison, commence par faire des fondations solides, et non pas par le toit.

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